Oser sortir de sa zone de confort, c’est tester de nouvelles choses mais c’est aussi comme un voyage où on organise pas tout et qui laisse la place belle aux (belles) découvertes. Dans mon précédent article je vous parlais de gravure et d’eau-forte. Ce chemin là, m’a amené vers un célèbre graveur de la fin du 19ème siècle, Félix Bracquemond. Et je suis tombée en béatitude devant ses magnifiques gravures. Quel rapport avec le titre de l’article, à vous de lire ! 🙂
L’artiste Félix Bracquemond
Auguste Joseph Bracquemond, dit Félix Bracquemond, est né à Paris le 28 mai 1833, et décède à Sèvres en 1914. Il est un peintre, céramiste, mais aussi graveur et décorateur d’objets d’art français.
Dès 1856, il est officiellement le premier, en France, à s’intéresser à l’Art Japonais. C’est en 1856 chez son imprimeur dans les papiers d’emballages des papiers utilisés pour caler le matériel (peut être dans un carton contenant le matériel entouré de papiers en provenance du Japon ou de Chine et servant à l’impression pour la gravure à l’époque ?) que Félix Bracquemond découvre une série de mangas de l’artiste japonais Hokusaï (rappelez-vous, les japonais n’ont pas du tout le même rapport que nous avec les magazines, les mangas sont des consommables qui finissent à la poubelle… ). Félix Bracquemond fait ainsi partie des précurseurs du Japonisme dans le milieu artistique de l’époque. C’est un artiste talentueux, reconnu et valorisé par ses pairs.
Pour le service Rousseau (commandé par Eugène Rousseau), Félix Bracquemond réalise 28 planches de gravures à l’eau-forte contenant différent motifs de poissons, insectes, oiseaux et plantes. Les planches imprimées sont appliquées directement sur la faïence. Lors de la cuisson, le papier disparaît et seuls restent les motifs à l’encre positionnés sur l’assiette.
Vient le tour des ouvriers de la manufacture de mettre en couleur selon les indications de l’artiste avant la cuisson finale.
N’oublions pas que cette naissance du Japonisme à l’époque est encore très influant dans de nombreux domaines artistiques aujourd’hui (bande-dessinées, relation à la composition et au paysage, choix des sujets, style d’illustrations…). Mais pourquoi vous raconter tout ça ? Lisez la suite->
La femme de l’artiste
Lors de mes recherches je tombe sur cette magnifique gravure de Félix Bracquemond : La terrasse de la Villa Brancas. Je vous invite d’ailleurs fortement à aller voir l’image en haute définition disponible sur le site du MET.
A la vue de cette gravure (car je ne fais que débuter, comme je le raconte là) je tombe littéralement en extase devant la dextérité du maître. Je ne prête pas plus d’attention que vous au sujet que l’on voit mais je m’attache à admirer la technicité et les choix artistiques de cette gravure… La lumière, le modelé… Ça aurait pût s’arrêter là car le nom même de l’œuvre de l’artiste n’incite pas à s’intéresser plus que ça au sujet. Mais notre fameux moteur de recherche mondial me propose d’autres résultats à la recherche à Félix Bracquemond. Et je vois le portrait de cette jeune femme qui semble timide :
Il m’intrigue ! Ce regard triste et fuyant, qui est-elle ? Elle ressemble à la jeune femme qui est dessinée et qui dessine sur la gravure de la villa Brancas.
Quelques clics plus tard je découvre que c’est la femme de Félix Bracquemond. Marie Bracquemond, qui est aussi artiste, peintre, céramiste (manufacture de Haviland) et même considérée comme une des trois grandes figures féminines de l’impressionnisme avec Berthe Morisot et Mary Cassat. Pourtant je ne connais rien de son œuvre…
La femme artiste
De son nom de jeune fille Marie Quivoron, née le 1er décembre 1840 en Bretagne à Argenton-en-Landunvez et décédée à Sèvres en 1916.
Elle est l’élève de Vassort et de Ingres (qui a alors très peu d’estime pour les femmes artistes) de 1857 à 1867.
Elle réalise plusieurs ouvrages de peinture qu’elle signe sous le nom de Pasquiou-Quivoron, donne des cours de dessin et épouse Félix Bracquemond, rencontré au Louvre quelques années auparavant, en 1869.
En 1874, ils emménagent à Sèvres dans la villa Brancas. La villa sera un lieu d’échanges culturels et intellectuels, elle y reçoit notamment Degas, Manet, Rodin, les époux Sisley, Gauguin, Henry Fantin-Latour (qu’on retrouve sur le tableau ci-dessous « Sur la terrasse à Sèvres ») …
Les influences classiques d’Ingres dans son travail avec le portrait de son fils Pierre.
Et puis un détachement, sous l’influence de Monet et de Gauguin, en amenant des touches plus légères, plus libres dans son travail.
Ci-dessous :
« (…) A l’arrière-plan table de travail et écran pour tamiser la lumière. Sur une étagère du fond en haut à gauche plâtre de Rodin, qui témoigne de son amitié pour Bracquemond. A droite, dans l’ombre, fontaine de cuivre, que Manet avait donnée à (Bracquemond) et qui aurait appartenu à Chardin (…) »
Catalogue Félix et Marie Bracquemond, 1972
Elle participe aux expositions impressionnistes de 1879,1880 et 1886. Mais… elle se retire de la peinture une vingtaine d’années avant sa mort. L’hypothèse avancée par les médias du début du XXème siècle est celle d’une femme « effacée », d’une artiste « sacrifiée » et qui aurait cédée devant la discipline autoritaire et dominatrice de son époux… Il désapprouve sa peinture et il lui arrive même de cacher les tableaux de son épouse quand ils ont de la visite…
Quelle place pour les femmes artistes à la fin du 19ème ?
En 1866, dans sa lettre d’introduction au Traité de la gravure de Maxime Lalanne, Charles Blanc cite : « (…) votre petit ouvrage aurait un succès fou. Il n’est pas jusqu’aux femmes élégantes et lettrées qui, fatiguées de leurs désœuvrement et de leurs chiffons, ne puissent trouver (…) plein d’attraits dans l’art de dessiner sur le vernis(…) «
Les femmes sont donc, au mieux, considérées comme des dilettantes… Alors que Marie Bracquemond est élève d’Ingres elle cite :
« La sévérité de Monsieur Ingres me glaçait… parce qu’il doutait du courage et de la persévérance des femmes dans le domaine de la peinture… il ne leur confiait que des peintures de fleurs, de fruits, des natures mortes, portraits ou scènes de genre »
Elle est considérée par Philippe Burty (critique d’art, lithographe, collectionneur de l’époque) comme l’une des élèves les plus intelligente d’Ingres.
En 1897, l’estampe moderne permet à 98 artistes de publier leurs œuvres. Parmi eux (de 1897 à 1899) seules 5 femmes artistes y publièrent. Et c’est noté comme quelques chose d’exceptionnel…
Le mouvement impressionniste de l’époque fera la part belle aux hommes mais les femmes restent peu nombreuses à être mise au grand jour, ça ne veut pas dire qu’elles ne créaient pas elles aussi. Mais elle restaient souvent cantonnées au titre de dilettante ou de « peintres du dimanche » (ou d’artiste mineure, voir le lien sur le mooc « Peintres femmes » en fin d’article).
L’ombre (et la lumière) des artistes…
Imaginons donc que par cette belle journée d’été, Marie Bracquemond, s’est installée sur la terrasse pour prendre des croquis de sa sœur Louise qui est son modèle favori. Le soleil brille en ce début d’après-midi, sa sœur sous une ombrelle blanche, et Marie se protège derrière le feuillage d’une haie montante. Félix Bracquemond immortalise la scène et place sa femme dans ce clair obscur, entourée de ses attributs d’artistes : son chevalet, son chiffon (pour la peinture!), de sa planche à dessiner. Crayon à la main. Elle est le sujet central, dans ses détails, les soins du dessin, des modelés de la position du corps dans son action du dessin. Contrairement à la sœur, lumineuse et fraîche mais volatile, esquissée, fantasmagorique… Marie Bracquemond telle que la représente son mari, est-elle finalement l’artiste de l’ombre … bien plus que l’ombre de l’artiste ?…
Elle est souvent considérée comme étant restée dans l’ombre de son époux. Peut-être, car nous connaissons effectivement moins son œuvre. Mais elle aura aussi existé en tant que femme peintre et les traces artistiques qu’elle laisse montre bel et bien son existence en tant qu’artiste avec tout son talent et sa sensibilité.
Pour conclure…
C’est vrai le milieu artistique s’est énormément féminisé. C’est vrai la filière artistique est totalement accessible aux femmes. L’époque d’un milieu strictement masculin est révolue. D’ailleurs plusieurs mouvements font force de la place des femmes dans le monde de l’art en tant que créatrices, et d’autres aussi plus féministes dénoncent la femme objet dans la peinture classique. Les femmes sont là dans l’Art, c’est vrai.
Mais, lorsque je feuillette aujourd’hui les revues littéraires sur les dernières sorties B.D par exemple. Je vois très peu d’artistes femmes qui sont publiées (alors qu’elles sont nombreuses ! et souvent dans le travail de l’ombre. Par exemple dans la colorisation, travail fastidieux et rarement cité en couverture).
Lorsque je regarde une exposition à aller voir, se sont souvent des artistes masculins (peintres, photographes, sculpteurs…). Je suis incapable de vous citer un seul artiste de street art féminin.
La paupérisation et la mise dans l’ombre des femmes artistes (au sens de ne pas être montrées au public « néophyte », de ne pas être mise autant en lumière) est un sujet toujours autant d’actualité…
Une grande partie des œuvres de Marie Bracquemond appartient à des collectionneurs privés. On ne les voit donc que très rarement lors d’expositions de femmes-peintres ou d’impressionnistes. J’espère que cet article aura attisé votre curiosité et aura su la mettre en lumière ! 🙂
Pour aller plus loin…
Pour aller plus loin, une nouvelle fois ce sujet (artistes femmes) est traité sur un MOOC 🙂 (et je ne le fais même pas exprès ! puisque cet article – comme celui sur les couleurs – a été écrit bien AVANT la sortie du Mooc…). A découvrir donc : « Peintres femmes à travers les ages«
Côté livres :
Les pionnières, femmes et impressionnistes
par Laurent Manoeuvre
Résumé
Quatre pionnières, Berthe Morisot, Mary Cassatt, Marie Bracquemond et Eva Gunzalès, contribuent activement au développement de l’impressionnisme. Au cours des années 1880, alors que Paris s’impose comme capitale artistique internationale, cette esthétique nouvelle fait des émules parmi les artistes nordiques, britanniques, nord-américains ou australiens. Un peu partout dans le monde… Lire la suite
Et aussi :
Du dessin et de la couleur
par Félix Bracquemond, Jean-Paul Bouillon
Textes réunis et commentés par Jean-Paul Bouillon. L’idée reçue selon laquelle les artistes français ne penseraient pas et que la théorie leur serait fondamentalement étrangère fut battue en brèche par le peintre-graveur Félix Bracquemond qui a joint, sa vie durant, une intense activité théorique et critique à sa production artistique, elle-même surabondante et novatrice. Cette pensée se résume dans son livre majeur, Du Dessin et de la couleur, publié en 1885 et dans lequel… Lire la suite
Article mis à jour le 24/04/2024
Sources :
https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9lix_Bracquemond / https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Bracquemond
http://www.petitpalais.paris.fr/oeuvre/compotier-service-rousseau
https://madparis.fr/francais/musees/musee-des-arts-decoratifs/parcours/xixe-siecle/le-japonisme/plat-au-faisan
Traité de la gravure à l’eau-forte (1866), Maxime Lalanne
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Musees/Nos-musees/Valorisation-des-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Icones/Bracquemond-Marie
http://www.metmuseum.org
https://www.franceculture.fr/peinture/morisot-cassatt-et-bracquemond-limpressionnisme-au-feminin
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